31

 

Milos Fabrikant suivit le censeur, M. Bisonette, dans une tranchée creusée devant le bunker, à même le tertre mis à nu.

La neige avait cessé. Les nuages d’altitude se dissipaient. Le décompte se poursuivait avec une précision implacable, et il écouta la litanie dévidée par la corne métallique d’un haut-parleur. Quand le compte à rebours atteignit vingt secondes, Fabrikant, Bisonette et une demi-douzaine d’observateurs privilégiés s’accroupirent, le dos au mur ouest de la tranchée.

La lueur de la détonation, soudaine et incroyablement vive, projeta des ombres vers l’est. Une révision de la nature, songea Fabrikant. Il prit note du silence. Seules ses pensées l’assourdissaient.

Bisonette se redressa aussitôt, les mains en coupe autour de ses lunettes protectrices aux verres ambrés. Fabrikant prit le temps d’épargner ses articulations tenaillées par le froid.

La boule de feu luisait comme un soleil couchant dans les moutonnements de la forêt de pins. Chose fabuleuse, les nuages s’étaient écartés du lieu de l’explosion. Un pilier de fumée bouillonnait dans les cieux déchirés.

Le bruit leur parvint ensuite, un roulement de tonnerre, tel le cri d’indignation du Protennoia offensé.

Il effleura le bras du censeur qui frémissait d’un plaisir non dissimulé.

Il est aussi plein que je suis vide, songea Fabrikant.

— Nous devrions nous abriter de nouveau, censeur.

Bisonette hocha la tête et se baissa.

Survint le souffle, aussi chaud que le vent du Tartare.

 

Evelyn Woodward devint aveugle. Le nouveau soleil lui dévora les yeux. Durant un bref instant, la sensation lui parut transcender la douleur.

Puis le lac Merced se vaporisa tandis que l’onde de choc franchissait les flots, et la fenêtre disparut. Et la pièce. Et la maison. Et la ville.

 

Clément Delafleur avait essayé d’étancher le sang de sa blessure avec la doublure de soie de son pardessus, mais ses efforts n’avaient rien donné. Pendant le temps qu’il fallut à Dex Graham pour rejoindre l’ancienne réserve ojibwa, il traîna le poids insensé de ses jambes mortes jusqu’à la porte marquée ISSUE DE SECOURS. Ses plans futurs restaient plutôt vagues. Peut-être se hisser en haut des marches pour chercher du secours. Mais le temps manquait.

Il haletait, à peine conscient, quand les lucarnes du sous-sol laissèrent entrer une tornade de vapeur surchauffée. Les murs de pierre de la mairie s’effondrèrent comme un château de cartes avant d’être emportés.

 

Calvin Shepperd écoutait le décompte sur un scanner. À l’approche de zéro, il s’arrêta, alluma ses feux de détresse. Le signal remonta vers la queue du convoi : « Couchez-vous sur les sièges, coupez le contact. » Ce qu’il fit. Son ami Ted Bartlett se recroquevilla près de lui, imité à l’arrière par Paige, le tireur d’élite. Quant à Sarah, la femme de Shepperd, elle se trouvait sept voitures plus haut avec son neveu de cinq ans, Damion, et la conductrice, une certaine Ruth. Il espéra qu’elles allaient bien : il n’avait pas eu le temps de s’arrêter pour s’en assurer. Même équipé de chaînes, on roulait au pas sur cette vieille route de bûcherons.

L’éclair, lointain, pénétra pourtant la cathédrale de pins, comme la foudre au ralenti.

Le bruit vint plus tard, un grondement sourd déboulant du ciel tumultueux. Puis un vent chaud secoua la voiture.

— Seigneur ! s’écria Paige.

Une série d’impacts étouffés retentit sur le toit, le capot, le pare-brise. Des débris, se dit Shepperd, épouvanté, mais ce n’était que de la neige, de gros paquets de neige délogés des branches qui les surplombaient. Ils glissaient, déjà fondus par cette chaleur surnaturelle.

— Repars, dit Ted Bartlett dès que le vacarme s’estompa. Ça doit pas être bon pour la santé, tout ça.

Il redémarra, et entendit les autres l’imiter derrière lui. Courage, Sarah.

 

Au crépuscule, le convoi atteignit le camp de bûcherons abandonné, trois grandes cabanes en bois au toit de tôle.

Shepperd calcula que cette expédition avait permis de sauver une centaine de familles sur les milliers de foyers que comptait Two Rivers. La grande majorité des habitants de la localité n’était plus que cendres : un crime si atroce qu’à le contempler l’esprit s’égarait.

Mais ces évadés, dont beaucoup d’enfants, étaient sauvés. Et il n’en était pas peu fier. Il regarda les enfants descendre des voitures à mesure qu’elles se garaient sous les arbres : des mioches transis de froid, hébétés, mais vivants. Pour eux, il avait quelque espoir. Ils sauraient s’adapter.

L’avenir n’avait rien de radieux, pourtant. Un de ses éclaireurs était revenu du sud nanti d’une carte routière, et le produit des ventes aux soldats de tord-boyaux et de bouteilles d’alcool pillées dans les magasins fermés avait constitué une belle cagnotte pour l’essence, en monnaie locale. Le problème, c’est qu’ils apparaissaient comme des étrangers. Quant à leurs voitures, toute la peinture, tout le camouflage du monde ne feraient jamais passer une Honda Civic ou un 4x4 Jeep pour un de ces lourds paquebots que conduisaient les autochtones.

Cependant, on disait les quelques routes vers l’ouest peu fréquentées (pour la bonne et simple raison qu’elles n’étaient pas nécessairement praticables !) à cette saison, et si jamais ils réussissaient à franchir l’obstacle inimaginable des Montagnes Rocheuses, même si ça leur prenait jusqu’en juin… Alors, ils se retrouveraient dans les grands espaces du nord-ouest, sans un policier ni un proctor en vue, sinon au sein des villes les plus importantes.

Il se raccrocha à cet espoir, dont il retirait un certain réconfort.

 

À la tombée du soir, les nuages s’étaient dissipés. Même le champignon s’était dispersé. En revanche, on voyait encore un panache de fumée d’un noir de suie, sans doute les restes incinérés de Two Rivers, Michigan, attirés par l’encre bleue du ciel comme autant d’âmes migratrices.

Sarah le rejoignit dans l’ombre du toit de la cabane, et Shepperd l’enlaça. Ni l’un ni l’autre ne prononça un mot. Un appareil militaire les survola – stupéfiant, ce que ces zingues ressemblent aux P-51, se dit-il – mais sans amorcer de demi-tour. On n’avait pas dû les repérer. Il paria sans crainte que tout le monde survivrait à la nuit pour voir un jour nouveau.

Mysterium
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